22

 

Il était environ deux heures de l’après-midi quand l’amiral Sandecker franchit un portail de l’aéroport de Washington réservé aux lignes intérieures. Il gara sa voiture devant un hangar apparemment désert situé dans une zone écartée, loin des bâtiments des compagnies aériennes. Il se dirigea vers une petite porte à la peinture écaillée et pressa un bouton placé à l’opposé d’un gros cadenas rouillé. La porte s’ouvrit en silence.

Les murs étaient laqués en blanc et les rayons du soleil filtraient par les immenses verrières du toit. On aurait cru se trouver dans un musée des transports. Quatre rangées de vieilles voitures occupaient le sol de béton, la plupart rutilantes, comme neuves. Quelques-unes étaient en restauration. Sandecker s’attarda devant une majestueuse Rolls-Royce Silver Ghost 1921 carrossée par Park-Ward et une grosse Isotta-Fraschini 1925 rouge carrossée en torpédo par Sala.

Les deux pièces maîtresses de la collection étaient un vieil avion Ford trimoteur et un wagon Pullman du début du XXe siècle avec Manhattan limited peint en lettres dorées sur ses flancs.

L’amiral monta un escalier en spirale donnant sur un appartement vitré qui surplombait le hangar. Le living était décoré d’antiquités marines, et, sur des étagères, étaient alignés des modèles réduits de bateaux dans des vitrines.

Sandecker trouva Pitt devant la cuisinière, préparant une étrange mixture dans une poêle. Il portait un short kaki, de vieux tennis et un T-shirt barré par ces mots : Renflouez le Lusitania.

« Vous arrivez juste pour déjeuner, amiral.

— Qu’est-ce que vous faites ? demanda Sandecker en jetant un regard soupçonneux sur le contenu de la poêle.

— Rien d’extraordinaire. Une simple omelette mexicaine.

— Je me contenterai d’une tasse de café et d’un demi-pamplemousse. »

Pitt les servit sur la table de la cuisine. L’amiral brandit alors un journal, les sourcils froncés :

« Vous avez droit à la page 2.

— J’espère avoir eu les mêmes honneurs dans les autres quotidiens.

— Qu’est-ce que vous cherchez à prouver ? Tenir ainsi une conférence de presse et affirmer que vous avez retrouvé le San Marino, ce qui est faux, et le Pilottown, ce qui est censé être top-secret. Vous avez perdu la tête ? »

Pitt avala une bouchée d’omelette avant de répondre :

« Je n’ai pas parlé de l’agent S.

— Encore heureux que l’armée l’ait discrètement enterré hier.

— Eh bien, c’est parfait. Maintenant que le Pilottown est vide, ce n’est plus qu’une épave rouillée comme les autres.

— Le Président ne verra pas les choses sous cet angle. S’il n’était pas au Nouveau-Mexique, on serait tous les deux en train de se faire passer un savon à la Maison Blanche. »

Sandecker fut interrompu par une petite sonnerie. Pitt se leva et abaissa une manette sur un panneau.

« Quelqu’un à la porte ? » s’enquit l’amiral.

Pitt acquiesça.

« C’est un pamplemousse de Floride, grogna Sandecker en recrachant un pépin.

— Et alors ?

— Je préfère ceux du Texas.

— J’en prends note, fit Pitt avec un grand sourire.

— Pour en revenir à vos salades, j’aimerais bien savoir ce qui vous a pris. »

Pitt le lui expliqua.

« Pourquoi ne pas laisser le département de la Justice s’en occuper ? demanda l’amiral lorsqu’il eut fini. Ils sont payés pour ça. »

Le regard de Pitt se durcit et il agita sa fourchette d’un air menaçant :

« Parce qu’on ne les laissera jamais enquêter. Le gouvernement n’est pas près de reconnaître que plus de trois cents morts ont été provoquées par une arme chimique volée qui n’est pas censée exister. Les procès dureraient des années, sans parler des conséquences sur l’image de l’administration. Ils ne cherchent qu’une chose, c’est à étouffer l’affaire. L’éruption du volcan Augustine est arrivée à point. Cet après-midi, la Maison Blanche va faire publier un communiqué bidon mettant ces morts sur le compte de nuages de gaz sulfurique. »

Sandecker le considéra un instant puis demanda :

« Qui vous a dit ça ?

— Moi », annonça une voix féminine depuis le seuil de la cuisine.

Loren affichait un sourire désarmant. Elle était sortie faire du jogging et portait un short rouge avec un maillot assorti tandis que ses cheveux étaient maintenus par un bandeau. Elle transpirait légèrement et était encore essoufflée. Elle s’épongea le visage à l’aide d’une petite serviette nouée à sa taille.

Pitt fit les présentations :

« Amiral James Sandecker, Loren Smith, représentante du Colorado au Congrès.

— Nous avons déjà eu l’occasion de siéger ensemble à des commissions de la marine », fit la jeune femme en lui tendant la main.

Sandecker n’avait pas besoin d’être voyant pour deviner quelles étaient les relations entre Pitt et Loren Smith.

« Maintenant, je comprends pourquoi vous avez toujours appuyé les demandes de subvention de la N.U.M.A. », fit-il.

Si la jeune femme se sentit embarrassée par cette insinuation, elle n’en manifesta rien.

« Dirk sait se montrer très persuasif, se contenta-t-elle de répliquer.

— Tu veux du café ? lui proposa Pitt.

— Non merci. J’ai trop soif. »

Elle se dirigea vers le frigo et se servit un verre de lait.

« Vous êtes au courant du communiqué que Thompson, le porte-parole de la Maison Blanche, s’apprête à publier ? lui demanda Sandecker.

— Oui. Mon secrétaire et sa femme sont des amis des Thompson. Ils ont dîné ensemble hier soir et Thompson a raconté que la Maison Blanche souhaitait enterrer cette malheureuse affaire de l’Alaska, rien d’autre. Il n’est pas entré dans les détails. »

L’amiral se tourna vers Pitt :

« Si vous persistez dans votre désir de vengeance, vous allez déranger pas mal de gens.

— Je ne renoncerai pas, affirma gravement Pitt.

— Et vous, madame ?

— Loren.

— D’accord, Loren. Puis-je vous demander quel est votre rôle dans cette histoire ? » Elle hésita une fraction de seconde, puis répondit :

 « Disons qu’en tant que parlementaire je m’intéresse à un scandale possible au niveau du gouvernement.

— Vous ne lui avez pas dit ce qui se cachait derrière votre petite partie de pêche en Alaska ? demanda Sandecker à Pitt.

— Non.

— Je crois que vous feriez mieux de la mettre au courant.

— Ai-je votre autorisation officielle ? »

L’amiral acquiesça :

« Une alliée au Congrès pourra toujours nous être utile.

— Et vous, amiral, quelle est votre position ? » demanda Pitt.

Sandecker dévisagea longuement son directeur des projets spéciaux, étudiant ses traits burinés comme s’il les voyait pour la première fois et s’interrogeant sur cet homme qui était toujours prêt à aller au-delà des limites normales sans chercher de récompenses personnelles. Il ne lut dans son regard qu’une détermination farouche, une expression qu’il lui avait souvent vue depuis toutes ces années qu’il le connaissait.

« Je vous soutiendrai jusqu’à ce que le Président exige votre tête, déclara-t-il enfin. Après, ce sera à vous de jouer. »

Pitt poussa un petit soupir de soulagement. Tout était pour le mieux.

 

Min Koryo contempla le journal étalé sur son bureau.

« Que penses-tu de ça ? »

Lee Tong se pencha par-dessus son épaule et lut à haute voix :

« Dirk Pitt, directeur des projets spéciaux de la N. U.M.A., a annoncé hier que deux navires portés disparus depuis plus de vingt ans venaient d’être retrouvés. Il s’agit du San Marino et du Pilottown, deux cargos de la classe des liberty ships construits durant la Seconde Guerre mondiale, qui ont été découverts gisant par le fond au large de l’Alaska.

— Du bluff ! s’écria Min Koryo. Probablement quelqu’un du département de la Justice qui n’avait rien d’autre à faire et qui a envoyé un ballon d’essai. Ils sont dans le brouillard.

— Je crois que tu te trompes, ômoni, fit pensivement Lee Tong. Je soupçonne que la N.U.M.A. en enquêtant sur la cause de ces décès en Alaska est tombée sur le bateau contenant l’agent S.

— Et ce communiqué de presse ne serait qu’un appât destiné aux véritables propriétaires du cargo », ajouta la vieille femme.

Lee Tong acquiesça :

« Le gouvernement espère que nous nous trahirons en cherchant à mener notre propre enquête. »

Min Koryo soupira :

« Quel dommage que le bateau n’ait pas sombré comme prévu. »

Lee Tong retourna s’asseoir dans un fauteuil.

« Une véritable malchance, fit-il en y repensant. Quand je me suis aperçu que les charges n’avaient pas explosé, la tempête s’est levée et je n’ai pas pu remonter à bord.

— Tu n’es pas responsable des caprices de la nature, fit la vieille femme, impassible. Les vrais coupables sont les Russes. S’ils ne s’étaient pas dérobés et avaient acheté comme convenu l’agent S, nous n’aurions pas eu besoin de saborder le bateau.

— Ils craignaient que le composé ne soit trop instable pour être transporté à travers la Sibérie jusqu’à leurs arsenaux chimiques de l’Oural.

— Ce qui m’intrigue, c’est comment la N.U.M.A. a pu faire le rapprochement entre les deux cargos.

— Je l’ignore, ômoni. Nous avons pourtant pris soin d’enlever tout ce qui pouvait permettre leur identification.

— Peu importe, fit Min Koryo. Un fait demeure : cet article est un piège. Nous devons garder le silence et ne rien faire pour compromettre notre anonymat.

— Et cet homme qui a fait publier le communiqué ? demanda Lee Tong. Ce Dirk Pitt ? »

Le petit visage lisse de la vieille femme prit une expression glacée, menaçante, tandis qu’elle répondait :

« Tâche de savoir quels sont ses motifs et surveille ses mouvements, IL faut découvrir quel est son rôle dans cette affaire. Et s’il représente un danger pour nous, supprime-le. »

 

Le soir gris tombait sur Los Angeles. Les lumières s’allumaient et le bruit de la rue se glissait par la fenêtre à guillotine scellée par des dizaines de couches de peinture successives. Elle n’avait pas été ouverte depuis trente ans. Dehors, un climatiseur rouillé grinçait.

L’homme était assis dans un fauteuil pivotant en bois patiné et son regard vide était fixé sur la vitre sale. Il avait des yeux durs, tristes aussi, des yeux qui contemplaient le monde depuis soixante ans. Il était en manches de chemise. La crosse d’un automatique 45 dépassait du holster de cuir râpé plaqué sur son flanc gauche. C’était un individu large et trapu. Ses muscles s’étaient avachis au fil des ans mais il pouvait encore soulever un homme de 100 kilos pour le coller contre un mur.

Le fauteuil craqua tandis qu’il se tournait pour se pencher au-dessus d’un bureau criblé de brûlures de cigarettes. Il prit un journal plié et, pour la dixième fois peut-être, relut l’article annonçant la découverte des épaves des deux cargos. Il ouvrit un tiroir, en tira un dossier tout écorné et resta un long moment à en contempler la couverture. Il y avait longtemps qu’il connaissait le contenu par cœur. Il le glissa avec le journal dans une serviette élimée.

Il se leva, se dirigea vers un lavabo installé dans un coin de la pièce et se passa la figure à l’eau froide. Puis il enfila un manteau, coiffa un feutre graisseux, éteignit la lumière et sortit.

Pendant qu’il attendait l’ascenseur dans le couloir, il fut assailli par les odeurs du vieil immeuble. Les effluves de moisi et de pourri semblaient chaque jour devenir plus forts. Trente ans au même endroit, c’était long, se disait-il. Trop long.

Ses pensées furent interrompues par le bruit de la porte qui s’ouvrait. Le garçon d’ascenseur devait avoir plus de soixante-dix ans. Il sourit, dévoilant des chicots jaunis.

« Terminé pour ce soir ? fit-il, aimable.

— Non. Je prends le vol de nuit pour Washington.

— Une nouvelle affaire ?

— Une ancienne. »

Ils se turent. Arrivé dans le hall, l’homme se tourna, adressa un signe de tête au vieillard en disant : « A bientôt, Joe. »

Puis il franchit la porte et se fondit dans la nuit.

 

Panique à la Maison-Blanche
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